Entretien avec Bruno Latour

Paris, mai 2016

BL – Maelström ? Maelström, maelström… Il y a un bord dans votre affaire de maelström, n’est-ce pas ? Moi ce qui m’intéresse, c’est que la plupart des gens ne sont pas dans le maelström, ils ne sont précisément pas du tout dans le maelström, même. Donc la reconnaissance de l’effet de bord de la nouvelle situation climatique ou du nouveau régime climatique, ce n’est pas très facile à scénariser. Le phénomène quand même massif, c’est que… il ne se passe rien ! Je ne sais pas quel est l’équivalent physique d’un truc dans lequel… – c’est une catastrophe mais personne ne la ressent, et même il ne se passe rien, au fond.

Ce qui sélectionne en ce moment les gens, c’est ceux qui vont au bord ou pas. On peut très bien ne pas aller au bord. La métaphore est assez belle, effectivement. C’est une sorte de tsunami, qui est en train d’emporter tout le monde, mais qui ne se ressent pas. C’est une des choses qui m’intéresse, l’insensibilité à la situation de maelström, disons.
Après je perds la métaphore circulaire, enfin je revois la circularité mais qui n’est pas un effet de bord. C’est un effet circulaire du fait que c’est une situation climatique planétaire qui, de fil en aiguille, ou plutôt d’effet papillon en effet papillon, entraîne effectivement toute la planète et qui est vraiment un gyre.

C’est amusant parce que James Lovelock raconte toujours que le jour où William Golding – l’auteur du roman Sa majesté des mouches – lui a suggéré le mot « Gaia », il a entendu « gyre », en anglais. Et donc pendant quelques minutes, ils se confondent le mot « gyre » et le mot « Gaia », et Golding lui dit « Non mais pas du tout je dis « Gaia », pas « gyre » !» Et à ce moment-là, Lovelock dit « Ah, Gaia! Mais c’est quoi Gaia? », parce qu’il n’a pas de formation classique. Golding lui explique que c’est la déesse de la Terre et, depuis, la théorie Gaia a été associé à ce mot. J’y pense parce que dans plusieurs interviews, Lovelock mentionne qu’il avait compris « gyre », qui lui évoquait ces grands mouvements pan-océaniques, il y en a quatre ou cinq je crois, qui dépendent simultanément des courants océaniques et atmosphériques.

Donc « Gaia » – « gyre », c’est vrai qu’en anglais ça s’entend bien. Ce sont des phénomènes qui se métaphorisent assez facilement, parce qu’ils sont circulaires d’une façon très particulière, et c’est là où effectivement il y a un rapport avec le maelström qui est intéressant. Il y a aussi un problème – je ne sais pas comment il faut dire – métaphorique de la situation climatique, c’est que… Il faut que ça tourne beaucoup pour que l’on devienne conscient. C’est un phénomène historique assez amusant. Les historiens comme Quenet, Fressoz ou les autres, disent toujours que ça fait 300 ans qu’on parle de la crise climatique, que ce n’est pas un phénomène nouveau. C’est vrai, puisqu’on a parlé depuis longtemps des forêts. Mais le problème, c’est que ça tourne, il faut que ça tourne pour que ça entraîne la conscience. Il faut que ça tourne beaucoup de fois. C’est à dire que la forme de la compréhension de la crise climatique est la même : on est emporté par quelque chose. Sauf que ce n’est pas la même chose d’être emporté par la disparition des forêts, ensuite la disparition des coraux, ensuite l’acidification des océans, etc. Autrement dit, il y a une puissante idée, une idée-forme, dans cette image que vous essayer de mobiliser, qui sont les objets qui sont entraînés à chaque tour.

Si on lit le gars que Fressoz aime bien – qu’il a re-publié, j’avais fait la préface – sur la fin de l’industrie au 19e siècle, on trouve déjà beaucoup de métaphores qu’on entendrait chez Monsieur Hulot. Mais le nombre d’objets qui sont mobilisés dans cette version catastrophique est faible, d’abord parce qu’il y a peu d’humains. Donc il y a quelque chose de cumulatif dans la crise climatique que votre argument tourbillonnant capte, de façon très claire. Je pense à une métaphore qu’utilise souvent Peter Sloterdijk, en disant qu’avant qu’on apprenne que la pollution revient, au fond on ne se rendait pas compte que la Terre était ronde. Evidemment, on sait qu’elle est ronde depuis toujours, depuis les Grecs, mais il faut quand même Magellan qui nous dit « elle est ronde », et ensuite on ne cesse d’apprendre qu’elle est ronde. Sloterdijk dit que c’est seulement quand on commence à s’apercevoir que la pollution qu’on avait envoyé finit par revenir, qu’on se rend compte qu’elle est vraiment ronde.

C’est quelque chose que j’avais mis dans « Face à Gaia », qui est cette idée de loop, en anglais, qui se marie assez bien avec votre métaphore. Je ne sais pas d’ailleurs, techniquement, ce que c’est qu’un maelström…?
ST – Un tourbillon.
BL – Un tourbillon qui est de plus en plus grand, de plus en plus fort, sauf que là ils sont de plus en plus petit. Il faut trouver la bonne métaphore. Enfin, c’est une spirale. C’est-à-dire que la forme est la même, mais l’amplitude n’est pas la même. Et au fond, toutes ces questions de conscience écologique sont liées au fait que l’amplitude ne cesse de s’accroître, le nombre d’objets qui sont mobilisés ne cesse de s’accroître, alors que la forme, évidemment on peut dire qu’elle était là dès le début. Dès le poème de Pierre de Ronsard [« Elégie contre les bûcherons de la forêt de Gastine »], au 16e siècle, sur la fin des arbres. Mais ce n’est pas pareil de voir tomber dix arbres ou de voir flamber la forêt amazonienne. Donc il y a quelque chose que la notion de cycle, de tourbillon, capte, évidemment.
ST – Cet aspect cumulatif, qui s’agrandit et qui entraîne de plus en plus d’objets, est-ce qu’il implique forcément une sensibilisation différente ?
BL – Le problème c’est que… Le premier phénomène, c’est que ce qui arrive à la Terre n’arrive pas à la pensée. Ça, c’est mon obsession sur les Modernes. Il leur arrive quelque chose qui, au fond, n’est pas sur le territoire sur lequel ils se situent. Ils ne sont pas dans les Lofoten. Ou alors ils sont peut-être sur cette montagne dont vous parlez, je ne sais pas où ils sont ! Donc il y a une disjonction, qui commence peut-être un peu à s’atténuer, qui est due au fait que les phénomènes dits « de la nature » au fond n’ont pas de conjonction claire avec les phénomènes disons « de la société », pour prendre des catégories assez classiques… Vous pouvez toujours aller discuter avec des Brésiliens sur le réchauffement climatique, ils ont des tas d’autres problèmes, et puis de toute façon, ils ne sont pas sur Terre ! Ça, ça ne rentre pas bien dans votre métaphore, sauf pour la notion de bord, mais disons que la catastrophe écologique arrive à la Terre, mais que les gens ne sont pas sur la Terre. C’est quelque chose qui se passe ailleurs, dans une autre planète, littéralement dans une autre planète. La planète sur laquelle ils sont, c’est une planète qui n’a pas de caractéristiques terrestres. C’est pour ça que j’oppose le globe et le global.

Donc la notion de tourbillon, de spirale, de forme de spirale qui est stable mais pas dans son amplitude, ça je pense que ça fonctionne… Et aussi le fait que, d’une époque à l’autre, le nombre d’éléments transportés par ce mouvement augmente dans des proportions plus que géométrique, pour la simple raison que ça concerne la Terre entière, la terre dans le sens de Gaia. Ensuite il y a cet argument très beau, qu’on peut trouver en discutant avec Nastassja Martin ou avec Emilie Hache, qui est de vivre avec.
ST – Absolument.
BL – Et là, la question devient tout à fait différente, et cette question serait l’équivalent du tonneau avec lequel le marin se sauve, disons.
ST – Oui, le tonneau, et ce qu’il mobilise aussi de sa mémoire…
AG – Pour nous, c’est vrai qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans le fait que la seule possibilité pour le marin de comprendre les forces qui sont à l’œuvre, et le système dynamique dans lequel il se trouve intégré, c’est uniquement de repérer la circulation des objets.
BL – Oui, il y a quelque chose, c’est fort.
AG – C’est sa seule possibilité… On pourrait aussi le voir comme une forme de déterminisme : le bateau suit une espèce de sillon, il n’y a aucun moyen de changer cette trajectoire-là, sauf le moment où il réalise qu’il peut faire alliance avec un objet, qui peut devenir un autre véhicule.
BL – Un objet qu’il connaissait…
AG – Donc, il peut s’attacher. C’est assez joli, le fait qu’il s’attache à cet objet, qu’il fasse alliance avec…
BL – Il faut s’y attacher, et il faut se rappeler des connaissances d’avant.
AG – Voilà. Des connaissances d’avant, et du coup cet objet devient autre chose.
BL – C’est vrai, cette situation-là capte quelque chose de l’époque. C’est-à-dire qu’on ne peut pas se dire « je me sors du maelström ». C’est fini, on est dedans, on va plus loin dans le maelström. Donc il n’y a pas de position critique, en fait. Il y a une position d’ajustement, d’apprentissage. Il faut aller vite. Et c’est des arguments qu’on retrouve dans le travail des Ding Ding Dong, ou dans le très beau livre d’Anna Lowenhaupt Tsing « The mushroom at the end of the world » que j’essaie de faire traduire en français. C’est un excellent livre, là c’est vraiment mondial comme maelström. C’est une espèce d’emportement d’une économie du champignon pour se sauver – il n’ y a que des gens qui essaient de se sauver, mais qui se ré-approprient des savoirs. Effectivement il y a quelque chose de l’ordre du tonneau de Poe, probablement, dans le fait de se ré-approprier des savoirs en situation de catastrophe. On n’est plus du tout dans le discours « on va s’en sortir » ou « on va s’échapper », on est dans une situation apocalyptique au sens propre, c’est-à-dire qu’on est dans la catastrophe, et ceux qui nient la catastrophe ou qui se désespèrent de la catastrophe – puisque c’est les deux positions habituelles de l’apocalypse – sont perdus. Donc là je sais pas comment on peut construire l’histoire des trois frères…
ST – Effectivement, les deux frères qui restent, c’est vraiment ça. C’est-à-dire qu’au début les deux sont d’abord dans la même position de n’être finalement pas sur Terre, enfin pas dans le maelström, puisqu’ils sont vraiment tenus à distance, paralysés par la peur. Le frère qui meurt reste finalement complètement bloqué dans cette posture, tandis que l’autre va peupler d’une certaine manière son environnement. Tout à coup il va voir qu’il y a d’autres objets dans le tourbillon, tout à coup – et on le voit dans la narration – ça se matérialise, il y a vraiment des objets autour qui apparaissent, et des savoirs qui lui reviennent en mémoire. Donc c’est vraiment la conjonction de re-matérialiser et de reprendre des savoirs.
BL – Oui c’est très beau. Je n’avais pas vu ça du tout.
AG – Ensuite, c’est vrai qu’il y a différentes manières de jouer, d’habiter, de peupler ce maelström, en partant de Poe mais aussi en le croisant avec d’autres sources. Par exemple, dans « Pirates des Caraïbes 3 », il y a une scène de bataille dans un maelström, avec plusieurs navires qui sont engagés dans le tourbillon, mais ce n’est pas leur principal problème, leur principal problème c’est de se tirer des boulets de canon les uns sur les autres alors qu’ils sont en train de descendre. C’est pour ça qu’on aime bien travailler cette forme, cette idée du maelström comme un espèce d’outil, sans forcément parler de métaphore mais plutôt en parlant d’une sorte de modélisation, dans le sens où on peut en modifier les paramètres pour essayer d’en tirer des conclusions différentes.
BL – Là il faut que vous interrogiez les gens, pour savoir ce que ça voudrait dire d’être à la hauteur de la situation du marin dans le maelström. Parce qu’en gros, l’équipement des gens est un équipement qui reste critique, avec l’idée soit de s’en sortir soit de s’échapper. Finalement, il y a toujours un bord qu’on ne doit pas franchir, et donc une négation de la catastrophe. Les gens rationnels ne pensent pas qu’on est dans une catastrophe écologique. Bizarrement, les scientifiques oui, enfin un grand nombre d’entre eux. Mais on est dans une époque où les gens ordinaires pensent qu’ils savent mieux que les scientifiques, ce qui est assez amusant d’ailleurs.
Un auteur qu’il faut absolument lire sur le sujet, parce qu’il se situe au début de toutes ces réflexions sur les catastrophes mondiales, c’est Günther Anders. Dans « Le temps de la fin », il y a exactement ce genre de situation. Il est dans un train, il entend un Allemand en face de lui qui parle de la bombe atomique, et qui dit « bon de toute façon, il faut bien mourir un jour ». Il analyse ensuite pendant tout un chapitre cette phrase comme étant la phrase même de l’immoralité la plus totale, qui passe pour de la sagesse. Une espèce de sagesse que lui considère comme de l’abomination.
AG – Est-ce que tu as entendu parler de… Ça a fait un peu de bruit, c’était un graffiti réalisé ces dernières semaines à Paris, lié au mouvement Nuit Debout, et ça a tourné un peu sur les réseaux sociaux. C’était juste l’inscription « Une autre fin du monde est possible ». Patrice Maniglier l’a depuis citée plusieurs fois.
BL – Mais c’est une ré-utilisation, elle existe depuis longtemps, je l’ai déjà repérée. Je crois que ça vient des Brésiliens.
ST – Là j’ai lu le livre de Viveiros de Castro et Deborah Danowski, Há mundo por vir?, c’est ce dont ils parlent.
BL – Oui, si ça se trouve c’est un jeu de mot de Viveiros de Castro qui a été transformé et déplacé. En tout cas, on peut l’entendre effectivement comme reconnaissance de la situation apocalyptique.
AG – En même temps, ça fait longtemps qu’on s’est habitué à la fin du monde, ou en tout cas à l’une de ses fins, puisqu’on sait que le soleil a une vie limitée, même si c’est à une échelle de temps qui nous dépasse complètement.
BL – Oui mais ça, c’était avant l’Anthropocène. C’était quand on confiait aux scientifiques des points de vue de très longue durée. Alors que maintenant, ils sont dans la situation, eux-même sont dans le maelström, c’est une énorme différence. J’étudie cette question avec des scientifiques qui s’appellent « spécialistes des zones critiques », et là c’est l’exemple d’une zone critique particulièrement forte. Précisément parce qu’ils sont dedans, maintenant. De temps en temps, il y en a qui disent « de toute façon, il y a toujours eu des réchauffements », mais ça devient de plus en plus rare. Jan Zalaziewicz, le grand auteur de l’Anthropocène, a écrit un livre qui s’appelle Le monde d’après, qui évoque cette espèce de forme de Sublime un peu désespéré. C’est aussi ce qu’on a essayé de scénariser dans notre exposition Reset Modernity, cette idée de fin du Sublime, qui est un autre problème très intéressant en soi. C’est très compliqué de sortir du Sublime.
A – En tout cas dans la nouvelle, il y a vraiment une situation qui relève du Sublime, à ce moment-là. D’abord c’est la terreur que ressent le pêcheur, donc une forme de paralysie de l’action, ensuite le désespoir, il abandonne tout espoir en entrant à l’intérieur du tourbillon, en franchissant justement ce bord-là. Une fois à l’intérieur il n’y a plus d’embrun et les sens, la vision et l’ouïe, sont tout à coup sont dégagés, et ça tourne pendant un moment. C’est là justement qu’il y a une expérience du Sublime, qui implique une forme de distance, de ne pas être immédiatement face à sa perte. Ici c’est une distance temporelle, parce que le bateau descend très lentement, progressivement, du coup le marin a le temps d’admirer l’effroyable beauté de la scène…
BL – Mais du point de vue littéraire, c’est encore un récit sublime chez Poe, je suppose? Elle est en quelle année, cette nouvelle?
ST – 1841.
BL – On sent que le marin s’en tire, quand même… Et le point de vue qui est celui du lecteur, il lui permet de tirer de cette affaire que cet humain tout petit, il est plus grand que toute l’immensité de ce maelström par ses petites cellules grises – même si évidemment on a les deux autres marins qui ne s’en tirent pas… En tout cas, le lecteur lit cette nouvelle avec un sentiment de Sublime, non?
St – Oui, mais je crois qu’on est à la limite. On est vraiment à une époque où les récits de marins sont très édifiants, où les récits de catastrophes et de tempêtes sont encore très présents, et en même temps on est en train de basculer vers un autre type de connaissance, du fait qu’on commence à avoir des récits scientifiques et de cartographes qui minimisent l’importance de phénomènes comme le maelström. Mais les récits édifiants sont encore utilisés dans la littérature, on est vraiment à cette limite, et Poe joue avec ces différentes interprétations en mêlant science et récits.
AG – On a parlé de cette question avec Gene Ray, un théoricien d’art qui s’est beaucoup intéressé à la question du Sublime et à ses actualisations. Pour lui, la nouvelle de Poe ne se contente pas d’exemplifier l’idée du Sublime, il y voit la mise en scène d’un dispositif qui produit du Sublime.
BL – Dans l’histoire?
AG – Dans l’histoire et dans sa structure narrative, avec ce récit enchâssé. Le fait d’avoir d’abord la situation en haut du mont Hellsegga, qui fait expérimenter une première fois le phénomène à ce narrateur. Il se fait conduire en haut de la falaise et il éprouve l’effroi, il tremble, il sent le vertige lié à la découverte de ce phénomène. C’est l’exemple même du Sublime. Ensuite, on a l’histoire du marin qui nous conduit à l’intérieur du tourbillon, où le Sublime devient comme une étape à l’intérieur d’une progression. Sauf qu’il va dépasser ce stade, il passe à autre chose, il progresse dans sa compréhension et dans sa perception, jusqu’à ce qu’il arrive à se fabriquer une représentation un peu plus complète de sa situation. Et tout ça débouche sur une sorte de question. On est toujours dans le récit enchâssé, le marin termine son histoire et dit que ses collègues pêcheurs n’ont jamais voulu le croire. Pour lui, il y a impossibilité de transmettre ses nouveaux savoirs, et donc il se tourne vers le narrateur, il lui dit « j’espère que vous accorderez plus de foi » à mes paroles que les pêcheurs des Lofoten. Et cette question qui est adressée au narrateur, quand on termine le livre, en fin de compte c’est la question qui nous est adressée à nous. Donc il y a une sorte de mise en scène, un dispositif narratif qui est producteur de Sublime, autour de ces trois positions du marin, du narrateur et de nous-même comme lecteurs.
BL – Oui mais la différence fondamentale entre l’époque de Poe et aujourd’hui, si on voulait refaire maintenant le récit, c’est qu’on n’a plus de position avec le narrateur et le public qui sont hors de la situation. Le marin, le narrateur et le lecteur sont tous dans le maelström.
AG – En effet.
BL – Et ça change tout. D’abord, parce qu’on ne sait pas comment ça finit – je ne sais pas si ça finit bien ou pas! Deuxièmement, on n’a plus le ressort essentiel du Sublime, qui est le fait qu’on pouvait quand même se séparer de la description. En tout cas sur le mélange entre science et récit, vous devriez parler avec John Tresch, qui est le spécialiste de Poe.
ST – C’est juste, on pensait le faire.
BL – Il faut absolument le contacter, il parle très bien français et il sera passionné par votre recherche. C’est exactement le genre de choses auxquelles il peut répondre, il a travaillé sur la façon dont Baudelaire n’a rien compris du tout à ce qui a intéressé Poe, même s’il l’a magnifiquement traduit. Mais de toute façon, la difficulté de penser votre affaire c’est… Qu’est-ce que c’est que de penser un maelström dont tous les protagonistes sont à l’intérieur. Ça pose quand même un léger problème de description.
AG – C’est vrai, mais si on regarde la manière dont la plupart du temps les gens s’en saisissent et le comprennent, et ce qui est raconté de cette histoire, assez vite on oublie le préambule, on oublie le récit enchâssé, on saute directement dans le maelström. C’est ça qui est le plus souvent évoqué, chez Norbert Elias notamment. En faisant cette analyse-là, on se met soi-même sur la montagne et on décrit ce qui devrait se passer pour les gens à l’intérieur, ou alors on fait le mouvement jusqu’au bout et on imagine justement le maelström dans lequel on se trouve soi-même intégré. Quand il est utilisé comme un outil, la plupart du temps c’est quand même de cette manière-là.
BL – Oui, mais pour vous, si je comprends bien votre position… Le récit du maelström est pour vous ce que la leçon du professeur dont il se souvient est pour le marin. C’est-à-dire que c’est une histoire que vous avez entendue, qui vous permet de regarder le comportement des objets qui tournent autour des gens et donc de vous préparer, vous et ceux qui vous suivent, à trouver leur tonneau.
ST – Il y a de ça.
BL – Vous n’êtes pas en-dehors du maelström ni les gens que vous allez regarder. Simplement, vous vous souvenez de l’histoire et donc vous vous dites « est-ce que c’est une bonne position ? »
Mais ce qui a disparu – c’est ça en fait les gens qui ne sont pas sur Terre, qui refusent d’atterrir, c’est qu’il n’y a plus de position où l’on peut se raconter ces histoires.
C’est le thème de Hans Blumenberg dans Shipwreck with Spectator, c’est qu’il n’y a plus de spectateur, au fond. Ce qui, évidemment, ruine la notion même d’art du spectacle, puisqu’il n’y a plus de spectateur! Une autre des bêtises de cette obsession des gens pour Guy Debord… Donc le fait qu’il n’y ait plus de spectateur, ça modifie quand même considérablement la situation. Par contre, l’observation du comportement des objets, ça c’est vraiment intéressant. Les objets bougent. Et donc là il y a une vraie scénarisation, là c’est vraiment intéressant d’essayer d’imaginer le rendu matériel de cette situation, le comportement des objets qui tournent.
AG – Tout à fait.
BL – Le récit que vous avez là, il est extraordinaire. On voit ça dans beaucoup de films en ce moment, il y a une sensibilité aux cyclones, aux tourbillons qui emportent tout… C’est un peu l’équivalent actuel de ce qu’étaient les dust-balls dans les années trente.
ST – En même temps, le maelström n’a pas toujours été représenté comme ça. Si on regarde par exemple la représentation qu’en fait Athanasius Kircher au 17e, c’est intéressant parce que ça offre peut-être d’autres pistes.
AG – Ah oui, celle-là elle est formidable. Ici, c’est une des gravures réalisées d’après les théories de Kircher. Pour lui, c’était ça le maelström.
BL – Ah, parce qu’il le connaissait ? Il était suffisamment connu ?
ST – Oui c’est le maelström.
AG – Pour lui c’était l’entrée d’un tunnel sous-terrain…
BL – …qui transportait l’eau jusque de l’autre côté de la Terre.
ST – Exactement.
AG – Le maelström des îles Lofoten, il le fait sortir au début du golfe de Botnie, du côté de la Suède.
BL – Donc y a une histoire géographique du maelström.
ST – Oui, parce qu’il y a des gens qui ramènent à Kircher des histoires d’un peu partout, dont celle-ci, et lui en tire une théorie qui permet d’associer ces récits.
AG – Là c’est une autre gravure toujours d’après les théories de Kircher. Sauf erreur sa théorie lui permettait aussi d’expliquer les rivières qui descendent des montagnes. Comment l’eau peut-elle remonter? C’est grâce à ces espèces de siphons qui l’aspirent dans les mers et qui la ramènent en haut, c’est toute une tuyauterie… Parce que ce qui manquait, dans cette théorie-là, c’était justement l’atmosphère.
BL – C’est quand même bizarre que les gens ne savaient pas que l’eau de pluie amenait les rivières.
ST – Poe cite également Kircher, dans la nouvelle.
BL – Ah oui?
AG – Oui. D’ailleurs c’est assez joli, il y a cette hypothèse que Sandrine avait formulé, concernant l’identité du narrateur. Parce que Poe cite toutes les différentes sources disponibles, ça va de l’encyclopédie britannique à Kircher, mais toujours dans la bouche du narrateur. En fin de compte c’est une sorte d’enquêteur, qui est allé en haut de la montagne avec le pêcheur pour observer le phénomène.
BL – Ah, parce que c’est un enquêteur?
ST – Oui, c’est un enquêteur.
AG – Du coup, ce personnage regarde et compare son observation avec les sources disponibles, et il finit par dire « non, il n’y a rien qui correspond vraiment » , ensuite il décrit ce qu’il voit. Et là, Sandrine a remarqué que les mots qu’utilise Poe sont à peu près paraphrasés de ce qu’écrivait un prêtre de Bergen, Eric Pontopiddan, qui avait écrit sur le sujet en faisant justement ça : en essayant de démêler parmi les sources existantes ce qui était de l’ordre de la fantaisie et ce qui était de l’ordre de la science.
ST – En fait, lui-même fait ce travail de l’enquêteur. Il essaie de comprendre, de séparer le vrai du faux, en comparant les choses qu’on lui raconte, des récits fantaisistes et puis des données plus fiables. Et ce qui est drôle, c’est que c’est le seul que Poe ne cite pas.
BL – Poe est un artiste. Il ment comme un arracheur de dents, ça fait partie du métier.
[rires]

ST – Mais c’est vraiment intéressant, la manière dont il construit ce récit.
AG – En tout cas, à chaque fois, c’est des personnes qui ne sont pas allées sur place. Que ce soit Poe, que ce soit Pontopiddan, que ce soit Kircher, ils travaillent toujours avec des sources, en fait. Et ce que fait Poe est un peu bizarre: c’est comme s’il plaçait Pontopiddan au sommet de cette montagne dans le rôle de l’enquêteur, conduit par un marin, qui refait le même jeu de comparer les différentes sources, mais qui se trouve tout de même face à un phénomène très amplifié, et donc ça produit autre chose.
BL – Je n’avais pas du tout saisis votre affaire, mais maintenant je comprends. En fait j’avais été égaré par la forme de l’assemblée dans votre première installation, je ne voyais pas du tout pourquoi on s’intéressait à une forme d’assemblée – on peut dire d’une assemblée que c’est un maelström quand les gens parlent très fort et qu’ils se disputent, mais c’est purement métaphorique. Et l’architecture n’a aucune espèce d’importance. Enfin, elle a une petite importance, qui a été beaucoup étudiée, est-ce qu’il faut que ce soit un rond ou un demi-rond?, etc., mais pas vraiment davantage. Alors que le phénomène de savoir vivre avec et observer le comportement nouveau des objets, pour se rendre sensible à des choses en se rappelant, ça c’est un beau moyen d’interpréter la situation dans laquelle on se trouve.
AG – C’est vrai que même Kircher, on essaie de lui trouver une petite place dans notre bagage…
BL – Kircher, il fait partie de tous les gens intéressants qui se situent juste un peu avant le moment disons où la science va quitter la Terre, au fond. Vous devriez interroger Frédérique Aït-Touati sur le sujet. Il faudrait aussi analyser le retour de ces questions en physique, avec un historien de la physique, quelqu’un comme Simon Schaffer. Parce qu’actuellement, on se ré-intéresse à tous ces phénomènes de tourbillon. Sans parler de la physique du chaos dans les années 1980, mais ça joue aussi un rôle. C’est-à-dire que ce sont des phénomènes complètement abandonnés, mais qui sont restés importants évidemment dans le domaine de la météorologie, qui va devenir les sciences du climat. Il y a une histoire des sciences de ces phénomènes qui doit être très intéressante. Et sur l’histoire des sciences météorologiques, il y a ce très beau livre de Paul Edwards.
ST – Ah oui, je l’ai.
BL – Mais ça, c’est un peu éloigné du sujet.

Mais on peut dire que… les gens sont tous en train de regarder le comportement circulaire et accéléré des objets emportés par le courant, pour essayer de se refaire une sensibilité, pour se tirer partiellement d’affaire, en s’attachant à des moyens de s’en sortir provisoirement. Ça correspond assez bien à l’esprit de la littérature scientifique actuelle, qui n’est pas du tout de regarder les phénomènes de loin. Les gens qui étudient les rivières, les poissons, les coraux, au fond ils font ça également. Et la Grande Accélération, c’est évidemment une métaphore de spirale et de tourbillon. J’imagine que vous avez été mobilisés par la métaphore de la Grande Accélération?
AG – Oui, on y arrive.